Notre invitée du CIPADH est Yousra Abourabi, docteure en Science politique, enseignante en Relations internationales à l’université Jean Moulin Lyon III (France) et auteure de l’article Le Maghreb face au sahel : des tentatives de coopération sécuritaire à l’avènement de diplomaties religieuses.[1] A travers cet entretien, nous allons revenir sur la question de la diplomatie religieuse, comprendre ses buts et décortiquer sa place dans les relations internationales actuellement. Analyse !  

Définition de la diplomatie religieuse

Qu’est-ce que la diplomatie religieuse ? Qui la pratique ?

La diplomatie religieuse renvoie à un champ spécifique de la diplomatie moderne, laquelle recouvre désormais de nombreux domaines parmi lesquels : la diplomatie économique, la diplomatie culturelle ou encore la diplomatie parlementaire. Ses objectifs peuvent être très variés : trouver des solutions pacifiques aux conflits religieux, diffuser un modèle religieux étatique à l’échelle internationale, ou encore favoriser la coopération inter-confessionnelle à l’échelle internationale.

La diplomatie religieuse est, tout comme les autres champs de la diplomatie moderne, conduite par les représentants de l’Etat (appareils exécutif et diplomatique) ainsi que des acteurs non-étatiques. Dans ce cas précis, il s’agit des autorités religieuses, des commaunautés transnationales (confréries soufies, communauté Sant’Egidio) ou encore des organisations non gouvernementales. Elle est donc pensée par l’Etat mais pratiquée de façon collégiale.

Plusieurs auteurs expliquent que son essor a eu lieu entre la fin du XXe siècle (Le choc des civilisations de Samuel HUNTINGTON en 1996) et le début du XXIe siècle (11 septembre 2001), est-ce vraiment le cas ? N’y avait-il pas auparavant d’autres formes de diplomatie religieuse ? Si oui, quelles formes avaient-elles ?

Les diplomaties religieuses relèvent de pratiques anciennes et familières au sein de la politique étrangère des Etats. Des traditions oraculaires durant la guerre du Péloponnèse à la diplomatie du Saint-Siège en passant par le Siyar musulman, la religion n’a cessé de servir à la codification et à la réglementation des relations internationales. Pour autant, l’histoire des relations internationales modernes a marqué le triomphe des systèmes idéologiques au détriment des systèmes religieux. Ainsi, durant l’ensemble du XXe siècle, de nombreux chercheurs ont dévalué voire ignoré le rôle de la religion en tant que facteur déterminant des relations internationales, au point que le seul paradigme véritablement admis dans les sciences politiques fut celui de la sécularisation.

Le postulat du déclin de l’importance de la religion dans les relations entre les Etats a de ce fait marqué, sur le plan normatif comme sur le plan épistémologique, l’ensemble des études académiques de Science politique ou de Relations Internationales influencées par les paradigmes occidentaux dominants durant cette période. C’est pour cette raison que peu d’études ont été consacrées à la diplomatie religieuse à ce moment. Depuis le début du XXIe siècle cependant, l’augmentation de l’utilisation de la rhétorique religieuse comme fondement ou argument politique dans un cadre conflictuel, a suscité un intérêt nouveau pour ce champ, désormais inclus dans la diplomatie moderne.

Dans son article publié pour le magazine Diplomatie [2] aux mois de novembre et décembre 2016, Nicolas KAZARIAN parle de la « théo-géopolitique » du Pape François, expression déjà utilisé en 2015 dans la revue Outre-Terre, « François, père des peuples. Révolution au Saint-Siège ? ». Que signifie ce terme ?

L’auteur usager de cette expression serait bien plus indiqué que moi pour répondre précisémment à la question. Néanmoins, on peut d’emblée distinguer la « théo-géopolitique » de la « diplomatie religieuse » en redéfinissant les termes.

Du point de vue du chercheur la géopolitique renvoie à l’étude des représentations que des acteurs se font d’un espace, et des rapports de pouvoirs qui en découlent. Du point de vue de l’acteur la géopolitique renvoie à la conduite d’une politique pensée en fonction de facteurs spaciaux, des ressources, des données physiques, démographiques et sociales d’un territoire. D’un autre côté l’étude de la théologie renvoie à l’étude du divin et plus généralement des croyances spritiuelles. Je dirais donc que la « théo-géopolitique » est l’étude la répartition des forces religieuses au sein d’un territoire. Dans ce cas il me semble plus pertinent de parler de géopolitique de la religion. La diplomatie religieuse est autre chose, elle dépemd davantage du champ de l’action tandis que la géopolitique des religions relève du cadre de représentation. Derrière cette distinction assez scolaire, on retrouve toutefois la même idée : celle que les croyances, les idées religieuses et les acteurs qui les représentent constituent des « commaunautés épistémiques » dignes d’intérêt en relations internationales.

 

Sa place dans les relations internationales

Peut-on considérer que la diplomatie religieuse est une alternative à la diplomatie politique ? Est-ce le signe de l’échec de cette dernière ?

Il s’agit plutôt d’une alternative à l’approche militaire des conflits religieux. L’échec des politiques de défense ultra-militarisées, à l’instar de la politique de défense américaine, a conforté la résilience des fanatiques religieux armés. De même, de nombreux pays au Moyen-Orient ou en Afrique reproduisent ce type de politique de défense coercitive sans succès. Les armées des Etats d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient ont été soit incapables d’endiguer la menace, par manque de moyens et d’expérience, soit à l’origine d’une cristallisation de la menace, en raison de l’aspect agressif de l’approche militaire. La diplomatie religieuse intègre aujourd’hui une nouvelle approche des conflits religieux par le dialogue, la prévention, et la concertation avec les acteurs religieux.

Quelle est l’efficacité de cette diplomatie ? Que constate-t-on ? Le cas d’Oman, souvent reconnu pour sa diplomatie exemplaire en lien avec sa particularité religieuse, illustre-t-elle ce nouveau type de fonctionnement ?

Dans le cas d’une politique de puissance d’un Etat, la diplomatie religieuse peut être très efficace. Elle permet à l’acteur étatique d’étendre son réseau d’influence, ses ressources immatérielles, et par conséquent son soft power : c’est le cas de l’Iran ou encore de l’Arabie Saoudite. Dans le cas d’un conflit religieux, la diplomatie religieuse prend du temps, puisqu’elle ne constitue pas une réponse immédiate (comme dans le cas d’une opération militaire offensive), mais peut s’étendre parfois sur plusieurs générations. L’exemple de la formation des imams africains par le Maroc est à ce titre très illustratif. La prise en charge et le contrôle de l’éducation religieuse par un Etat à l’extérieur de ses frontières, dans l’objectif de combattre l’extrémisme religieux, est une approche qui ne saurait être évaluée qu’à l’issue de nombreuses années. La diplomatie religieuse comporte toutefois des risques puisqu’un Etat peut être à la fois juge et parti : il peut promouvoir le dialogue et la coopération tout en diffusant son propre modèle religieux au risque d’accentuer et non d’endiguer les dynamiques conflictuelles.

Oman revendique un rôle de médiateur sur la scène régionale. C’est donc un bon exemple qui démontre comment le facteur religieux peut être utilisé positivement au sein d’une diplomatie pacificatrice. Vous l’avez bien démontré dans l’article que vous avez co-écrit avec Hasni Abidi à ce propos.

 

La diplomatie religieuse et la sécularisation

Avec un tel constat, quelle place pour la sécularisation dans les sociétés dites modernes ? Pour Philippe PORTIER et Frédéric RAMEL [3] (Religieux et recherche stratégique, mars 2015), la sphère politique n’est plus une « instance surplombante »,[4] en faveur de la sphère religieuse notamment. Quelles en sont les conséquences ?

Oui justement, au sein des Etats séculaires, l’idée d’une séparation stricte entre le religieux et le politique est à présent réévaluée en faveur d’une prise en compte des identités religieuses dans la définition de la nation. En France, la création d’une « instance de dialogue avec l’islam » par le Ministère de l’intérieur ainsi que la décision d’encadrer la formation des imams de France en partenariat avec des pays étrangers démontrent bien que la sécularisation ne peut plus être synonyme d’indifférence face aux mouvements et obédiances religieuses. Cela signifie que le politique admet notamment le rôle crucial des représentants religieux nationaux, étrangers ou transnationaux, et qu’il doit s’efforcer de les intégrer dans ses actions afin de répondre aux défis posés par la multiconfessionnalité des sociétés modernes d’une part, et de faire face aux menaces sécuritaires suscitées par les groupes d’extrémistes religieux nationaux ou transnationaux d’autre part. L’intégration de ces acteurs constitue aussi, désormais, une source de légitimation des politiques publiques et internationales dans ce domaine.

Dans le monde sécularisé, est-ce une nouveauté pour le Vatican d’être un Etat influent dans les relations internationales et la promotion de la paix ?

En relations internationales, la religion constitue une ressource importante pouvant compenser un manque de moyens matériels dans le cadre d’un rapport de forces. Le pouvoir symbolique dont bénéficie le Vatican à l’échelle internationale, la reconnaissance dont il jouit en tant que représentant légitime des communautés catholiques et en tant que promoteur du dialogue interreligieux, en font un acteur incontournable dans ce domaine. De part son rôle et son statut international, on peut dire que le Vatican a donc été voué à toujours pratiquer une forme de diplomatie religieuse.

La nouveauté de cette diplomatie réside dans le développement d’une approche religieuse des enjeux liés à la mondialisation comme la crise écologique ou encore la crise migratoire. Il ne s’agit plus seulement de défendre les intérêts des fidèles mais ceux de l’ensemble de l’humanité.

Le maintien de la paix est-il possible par la diplomatie religieuse ? Comment y arrive-t-on ? Le Pape François est-il un emblème de ce type de diplomatie ? En quoi sa politique coupe avec ce qui a été accompli jusqu’à présent par ses prédécesseurs ?

Le maintien de la paix renvoie à l’action politico-militaire entreprise ou mandantée par l’ONU. La diplomatie religieuse n’est pas vouée à accomplir cet objectif dans un contexte de crise. Par contre, elle peut participer à la prévention et à la résolution des conflits à plus long terme, à travers le maintien du dialogue interreligieux, des actions de médiations ou encore des actes de reconnaissance (reconnaissance de l’Etat palestinien par le Vatican). Du fait de la grande mobilité des idées et des hommes, les sociétés actuelles sont de plus en plus multiconfessionnelles : il y a plus de musulmans en Europe, et il y a plus de chrétiens en Afrique. On réduit souvent la mondialisation à ses implications économiques, oubliant qu’elle recouvre aussi cette dimension religieuse et culturelle. Cette nouvelle tendance à l’œuvre n’est pas forcémment vectrice de « choc » entre les différentes aires géocivilisationnelles, contrairement à une idée reçue. Elle implique plutôt des mutations des croyances, des dogmes et des pratiques religieuses. Pour s’adapter à ces changements, les autorités étatiques ont parfois recourt à la sécurisation de cette problématique (faisant de ces mutations un objet de sécurité), et parfois recourt à ce que Christophe Jaffrelot a identifié en Inde comme étant une forme de « syncrétisme stratégique », à savoir une redéfinition de l’identité religieuse et culturelle de la nation. Au Maroc par exemple, ce syncrétisme stratégique a conduit la monarchie à redéfinir l’islam marocain en 2002, introduisant officiellement le soufisme comme l’une de ses composantes, afin de répondre au problème posé par la montée en puissance des idées salafistes.

Le Pape François est connu pour ses prises de position sur le réchauffement climatique, la crise migratoire ou encore la régulation financière. A travers ses déclarations et ses actions de soutien, le Pape dévoile des préférences politiques spécifiques, et dénonce des inégalités également soulevées par les pays en développement, peut-être parce qu’il est le premier Pape issu de la périphérie. Sa diplomatie dépasse aussi le cadre strictement religieux pour embrasser une perspective humanitaire globale. A ce titre l’agenda du Pape François est illustratif de la diplomatie religieuse telle qu’elle se présente aujourd’hui, une diplomatie réflexive qui propose une approche religieuse des enjeux non-réligieux tout autant qu’elle s’intéresse aux acteurs non-religieux dans la résolution des enjeux religieux. Le Pape François symbolise le mieux ce tournant mais il n’en est pas le premier initateur. Le Pape Jean-Paul II avait été le premier souverain pontife à visiter la Maison Blanche et le Parlement Européen. Il s’était rendu au Maroc en 1985 pour prononcer un discours devant des milliers de Marocains, et jouissait plus généralement d’une reconnaissance symbolique positive auprès de nombreux musulmans. Le défunt Roi Hassan II, qui était aussi « Commandeur des croyants » et président du Comité Al-Qods, comptait sur lui pour résoudre le conflit autour du statut de Jérusalem, tout autant qu’il lui vouait une réelle admiration sur le plan personnel. Hassan II avait écrit à son propos : « Il me donne l’impression d’être à la fois terre à terre et en même temps entre ciel et terre.(…) A une de nos rencontres je lui avais demandé : Saint-père, chaque fois que vous en aurez l’occasion, priez pour moi ».

 

Notes de bas de page

[1] “Le Maghreb face au sahel : des tentatives de coopération sécuritaire à l’avènement de diplomaties religieuses”, dans Hasni ABIDI, Monde arabe ; entre transition et implosion, Editions Erick Bonnier, Collection Encre d’Orient, Paris 2015, 330 pages.

[2] Nicolas KAZARIAN ,“Le Saint-Siège et la nouvelle équation du Moyen-Orient. Une théo-géopolitique au service de la paix”, Diplomatie, Affaires Stratégiques et relations internationales 83 (2016), pp.58-61

[3] Philippe PORTIER & Frédéric RAMEL (dir.), Religieux et recherche stratégique, Les Champs de Mars n°26, mars 2015

[4]PORTIER & RAMEL, op.cit., p. 14

 

Propos recueillis par Sonia Rodríguez – Coordinatrice de projets au CIPADH

 

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